Souvenirs
Le temps de Pâques
La morne étendue qui sépare les fêtes de Noël de celles de Pâques, je la parcourais avec la résignation du condamné trimant à ses travaux forcés, travaux scolaires bien entendu, et les heures de rentrée et de sorties de l'école, à l'aube et au crépuscule, me laissaient bien peu l'occasion de constater les lents décalages de la nature qui m'auraient laissé espérer ma prochaine libération. Le jour croissait, les bourgeons imperceptiblement gonflaient, la terre fermentait mais à mon insu.
Jusqu'au jour où la place du Marronnier, en bas de chez moi, s'animait des signaux du printemps. La roulotte du rétameur s'arrêtait pour quelques jours et les commères du quartier et de la ville venaient lui confier les lessiveuses et les bassines usagées nécessitant l'application d'une rustine d'étain sur un point d'usure et même parfois un trou. Outre la cheminée fumante de la roulotte, c'était le tintement mat du marteau sur le métal qui m'alertait comme l'angelus le paysan. Grâce à lui, je regardais ailleurs, l'horizon se dégageait sur un ciel plus lumineux, mes yeux, auparavant ignorants, découvraient la nature renaissante: les fleurs roses du cognassier du Japon, le jaune des forcicias et des premiers coucous dans les prairies abritées du nord. Le souffle du vent n'était plus glacé. Je le savais, Pâques approchait.
Après le départ du rétameur, arrivaient sur ses pas les deux manèges, les confiseries et les loteris, le parquet du bal de la fête foraine. De chez moi ou du pont, je controlais le bon déroulement des opérations, me réjouissant de voir la place se remplir progressivement de ses attractions, empêchant le passage des automobiles et des camions. Une fois l'installation terminée, tout restait immobile sous les toiles multicolores, dans une sorte d'attente, de latence, d'expectative, celle de mon plaisir à venir.
Et puis c'étaient les vacances scolaires. Jubilation. Parfois, l'hiver lançait encore une offensive. Dans la chambre à peine chauffée, l'édredon me couvait comme un poussin dans une grâce matinée dont j'avais du mal à sortir. C'est dans ces moments de douce torpeur que me surprenait le samedi veille de Pâques. La clique municipale parcourant les quartiers de la villes à la pointe du jour, procédait au réveil en fanfare. Rumeur d'abord, que je percevais dans mon demi-sommeil, claironnades et roulements de tambours étaient suivis d'explosions de gros pétards. Me réveillant lentement, je finissais par suivre l'itinéraire de la bande, entrecoupé de longs silences qui correspondaient aux ravitaillements dans les cafés de quartier. Celui de la gare était la dernière étape de ce cheminement de place en place, de bar en bar. Bien réveillé, aux aguets, j'attendais le moment du concert et de l'explosion au pied même de ma maison, presque sous ma fenêtre. J'appréhendais l'explosion sèche comme un coup de canon concluant la fanfare. Je me bouchais les oreilles. Parfois, c'était long à venir. Alors j'enlevais mes doigts et c'est à ce moment là que la pétarade m'assourdissait. Venait ensuite le conciliabule des musiciens pas mal éméchés par leur virée matinale. Ils allaient achever leur aubade en débendade, traversant en titubant la rue qui les séparaient de chez Baret, le bar du coin. Ainsi s'annonçaient deux jours de plaisirs et de joie.
Souvent je me rendormais, appréciant le silence revenu et la quiétude de mon nid. Et je me laissais aller à anticiper dans une rêverie que je ne manquais pas d'organiser à ma guise, les plaisirs de la fête foraine.
Le samedi à 15 heures, le président du comité des fêtes prenait le micro des autos tamponneuses pour chanter la chanson traditionnelle:
"Aujourd'hui la belle saison, Aujourd'hui la fête à Nontron, C'est la fëte du Maronnier, Qui nous ramène la gaîté !"
J'étais comme au départ d'une course: il me suffisait de dévaler les flancs du coteau d'où je dominais la place et d'aller me mêler à la foule, de me griser des parfums de sucreries, les berlingots multicolores, les nougats, surtout les "rouges" qu'adorait ma grand-mère, les bonbons de toutes sortes. D'assister aux tirages des loteries et d'espérer gagner les lots rutilants qui ne sortaient jamais, les poupées en tulles rose ou bleus, les peluches et les pacotilles dont on se contentait le plus souvent. D'arriver aux manèges: celui qui tourne d'abord. Choisir son sujet, le chevaucher, le conduire, se laisser étourdir, trouver que le temps passe trop vite. Plus tard, passer aux autos qui roulent et se percutent, après bien des hésitations, et trouver cela très excitant; en redemander, ne plus pouvoir s'en passer.
Un soir, je ne suis plus un enfant. J'accompagne ma cousine qui m'a mis au défi de la suivre sur le plancher du bal. pour rire. Je danse. Ca ne me pose pas de problème. C'est même agréable. Les manèges tournent de l'autre côté de la toile et cela m'est finalement égal. Le son de l'accordéon, le rythme de la batterie, supplante le zinzin des disque diffusés sur les attractions voisines. Je ne les entends plus. Dans mes bras, je tiens ma première cavalière et il m'importe de ne pas lui écraser un orteil. Je m'en tire pas trop mal. Je tourrne ici aussi. Mais mon vertige est d'une autre sorte. Lorsque je sors, au soir de la fête, la nuit étoilée me parle pour la première fois d'un temps nouveau. J'ai grandi. Je ne suis plus le même. Une autre fête s'annonce. Et une nouvelle impatience me grise.